Quelques leçons de la gauche radicale méditerranéenne


La victoire de Syriza aux élections législatives grecques du 25 janvier 2015 ouvre une brèche dans l’ordre établi de l’oligarchie financière. Cette « coalition de la gauche radicale », formée en 2004 par l’articulation de nombreuses formations socialistes, eurocommunistes, écologistes, eurosceptiques et anticapitalistes, jouit d’une progression fulgurante au Parlement grec, passant de 4,6% des voix en octobre 2009 à 26,9% en juin 2012, pour enfin gagner 149 sièges sur 300 avec 36,3% en janvier 2015.

Cette victoire découle de nombreux facteurs, dont le plus important est sans contredit le contexte socioéconomique marqué par crise de la dette publique grecque de 2010 qui a poussé le gouvernement à négocier avec la Troïka (Banque centrale européenne, Union européenne, Fonds monétaire international) des « plans de sauvetage », également nommés « mémorandums » ou « plans d’ajustement structurel ». Des mesures d’austérité drastiques (baisse du salaire minimum, flexibilisation du marché du travail, augmentation de la taxe de vente, coupes dans l’éducation, la santé et la fonction publique, réforme des retraites, etc.) ont causé une véritable « crise humanitaire » dans le pays : bond de 20% des taux de suicide et de 40% de la mortalité infantile, chômage à 25% (50% chez les jeunes), explosion de la prostitution, de l’itinérance, de la toxicomanie, apparition de milices néonazies, etc.

L’autre facteur majeur est la crédibilité de l’alternative anti-austérité appuyée par le leadership moral, intellectuel et politique de Syriza et de son chef, Alexis Tsipras. Alors que la crise européenne favorise plutôt la montée de l’extrême droite dans différents pays d’Europe (Royaume-Uni, France, Hongrie, etc.), les pays du Sud comme la Grèce et l’Espagne voient plutôt l’effondrement des partis de centre gauche et de centre droit – convertis aux principes du néolibéralisme de la construction européenne – contribuer à une voie de sortie égalitaire et solidaire. La raison de ce succès réside notamment dans l’adaptation du projet politique aux attentes vécues de la population par un discours que nous pouvons qualifier de « radicalisme pragmatique ».

Bien que Syriza soit en faveur du socialisme démocratique, il n’hésita pas à faire œuvre de « réalisme » en proposant d’abord de négocier de bonne foi avec ses partenaires européens et en misant sur un projet de relance économique et sociale d’inspiration néo-keynésienne : augmentation massive des investissements publics, hausse du salaire minimum et des programmes sociaux, soutien aux petites et moyennes entreprises, reconstruction de l’État-providence, etc. Or, Syriza ne tombe pas pour autant dans la stratégie du « bon gouvernement responsable », comme en témoigne le choix, apparemment surprenant, d’une alliance avec le parti des Grecs indépendants pour former une majorité parlementaire anti-austérité. En refusant le pragmatisme libéral, centriste et europhile de To Potami, Syriza préfère s'allier avec une petite formation nationaliste, conservatrice et eurosceptique pour obtenir un rapport de force face à la Troïka. Si la tension entre les deux partis sur la sécurité, la laïcité et les immigrants sera à surveiller, il semble que le clivage soit maintenant entre la souveraineté populaire-nationale et la globalisation financière, la démocratie et le « parti de Wall Street », dixit David Harvey.

Cette logique se retrouve également à l’œuvre en Espagne comme en témoigne le succès fulgurant de Podemos, qui remporta – après seulement quelques mois d’existence – 8% des voix et cinq sièges lors des élections européennes de mai 2014. Le caractère profondément innovateur de cette formation politique anti-système réside dans sa méthode d’organisation directement corrélée à l’action citoyenne et populaire, dépassant les cadres traditionnels de l’action partisane. Inspiré par les pratiques démocratiques des mobilisations populaires qui se sont propagées dans le monde à partir de 2011 (dont le mouvement 15-M en Espagne), Podemos allie le pouvoir de son charismatique porte-parole, Pablo Iglesias, à un modèle favorisant la participation du peuple : élections primaires ouvertes, élaboration d’un programme politique participatif, constitution de 1000 cercles et assemblées populaires, etc.

Si son programme a plusieurs points communs avec son proche concurrent de gauche radicale Izquierda Unida (audit de la dette, défense de la souveraineté, défense des droits sociaux, contrôle démocratique de l’instrument monétaire), la principale différence entre ces deux formations réside dans un discours qui mise sur le protagoniste populaire et citoyen, Podemos refusant de se considérer comme un parti politique et même d’être identifié directement sur l’axe gauche/droite. Les dirigeants de Podemos – jeunes professeurs d’université inspirés par les écrits d’Ernesto Laclau et les expériences latino-américaines (Venezuela, Équateur) – misent ainsi sur un antagonisme qui oppose « ceux d’en haut », la « caste » de l’élite politique et économique, à « ceux d’en bas », le peuple et les gens ordinaires. Ce « populisme de gauche » se conjugue au radicalisme pragmatique qui essaie de combiner un projet de société transformateur avec les impératifs de l’efficacité politique. Le succès de cette stratégie est corroboré par les sondages qui indiquent que Podemos arrive maintenant en tête dans les intentions de vote, ouvrant ainsi la possibilité réelle d’une prise de pouvoir lors des prochaines élections espagnoles en décembre 2015.

Malgré leurs différences organisationnelles et leurs tactiques sensiblement différentes, Syriza et Podemos misent tous deux sur une logique de souveraineté populaire qui remet rigoureusement en question les plans d’austérité imposés par la Troïka. Alexis Tsipras et Pablo Iglesias se sont rencontrés à maintes reprises et « l’effet domino » des dernières élections grecques pourrait maintenant se faire sentir dans toute l’Europe et peut-être ailleurs dans le monde. Toute la question demeure de savoir s’il est possible d’opérer une relance économique et sociale à l’intérieur du cadre européen, c’est-à-dire un ensemble de réformes radicales qui seraient basées sur une renégociation des dettes publiques avec les créanciers de la BCE, de l’UE et du FMI, et un éventuel retour de la croissance. D’une part, il faut noter un progrès réel dans le discours de la gauche radicale qui refuse d’évoquer une « autre Europe » qui ne serait plus dictée par la finance mais la justice sociale. Syriza et Podemos ont compris qu’il fallait récupérer les thèmes actuellement monopolisés par l’extrême droite comme la souveraineté populaire et nationale, la désobéissance européenne et le protectionnisme, en refusant l’« internationalisme abstrait » des partis communistes et socialistes traditionnels.

Or, il pourrait s’avérer que le cadre européen soit irréformable, comme le soulignent certains économistes critiques comme Frédéric Lordon. Celui-ci se montre relativement sceptique face à la possibilité pour Syriza de négocier avec l’Europe, dont les principes de l’orthodoxie monétaire allemande et du néolibéralisme sont encastrés dans les traités quasi-constitutionnels de l’Union européenne. Face à cette « cage de fer », l’alternative ne semble pas être austérité ou croissance appuyée sur une renégociation de la dette, mais plutôt austérité ou sortie de la zone euro. Comme l’indiquent les difficiles négociations entre le nouveau gouvernement grec et la Troïka, ce deuxième scénario semble toujours plus probable. À moins d'un revirement de situation, Syriza pourrait être obligé d'ici quelques mois, non sans avoir tenté de trouver un terrain d’entente, d'opter pour la stratégie de la rupture, à moins qu’il décide de renoncer à son projet social en courbant l’échine devant le chantage des dirigeants européens. C’est pourquoi l’année 2015 représente bel et bien un point de bifurcation historique, où la possibilité d’une victoire d’une alternative politique, comme d’une éventuelle et tragique défaite, montrera si un autre monde est réellement possible. L’Europe, la gauche et le monde entier gardent leur souffle…

Pour approfondir cette réflexion passionnante, voir le débat vidéo Syriza, le feu à la plaine ou le pétard mouillé?, avec Frédéric Lordon, Serge Halimi, Éric Toussaint et Renaud Lambert.

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