Réponse à M. Bilodeau : de la victimisation à l’émancipation intégrale

Réponse au texte Des inclusifs qui excluent publié dans le Devoir du 30 septembre 2016, signé par Sébastien Bilodeau, Secrétaire-trésorier de Génération Nationale et candidat à la maîtrise en service social.

Visiblement, certains nationalistes conservateurs ne semblent pas comprendre certaines notions élémentaires qu'ils prétendent critiquer. D'une part, « la stratégie identitaire qui repousse certaines communautés et participe à créer une division artificielle entre “eux” et “nous” » semble vouloir retourner l'accusation qui pèse sur elle contre la « gauche inclusive » qui serait taxée de manichéisme. Il y aurait « d’un côté, ceux qui « repoussent certaines communautés » : des réactionnaires identitaires et hostiles à l’immigration. De l’autre, ceux qui ne sont pas dans la crainte de l’autre. Or, qui à part Mathieu Bock-Côté et ses disciples soutiennent un tel argument qui relève de l'homme de paille? Qui a déjà dit que les nationalistes identitaires étaient « trop attardés, idéologiquement, pour pouvoir participer au dialogue »? Personne sauf M. Bilodeau. On a ici clairement une rhétorique de pseudo-victimisation qui n'aide pas le propos de l'auteur.

D'autre part, il faut déboulonner certains mythes à propos de la fameuse expression de « racisme systémique ». Cette vision n'est pas habitée par « une vision de rivalités interraciales », qui se transformerait « en un procès d’intentions qui déclare la majorité coupable et responsable des privations vécues par les minorités », en interprétant « les enjeux interculturels comme des scènes d’oppressions se jouant entre une majorité inconsciemment malicieuse qui écraserait les minorités raciales ». Qui a déjà traité « la majorité oppressante comme un club d’attardés incapables de reconnaître leurs privilèges, tout en traitant les minorités comme des regroupements d’entités sans malice, au-dessus de tout reproche »? Est-ce bien sérieux? Qui fait le procès d'intention ici, et de quel côté se situe la rhétorique manichéenne?

Combattre le racisme systématique n'a jamais consisté à mener « une croisade de minorités idéalisées contre une majorité détestable ». Il s'agit simplement de reconnaître que « les difficultés vécues » par les minorités racisées ne sont pas le fruit d'accidents de parcours ou d'une malchance regrettable (imaginer une larme qui coule et une bribe de compassion ici), mais les effets de causes structurelles plus profondes, de systèmes d'oppression qui donnent des avantages systématiques à certains groupes sociaux par rapport à d'autres. Il ne s'agit pas de culpabiliser qui que ce soit. De mon côté, je suis un homme blanc hétérosexuel, et j'ai la chance d'avoir obtenu un poste universitaire à 30 ans. L'idée n'est pas de dire que je suis personnellement coupable ou que je mérite simplement cette situation, mais que si j’avais été une femme noire issue d'un milieu défavorisé, j'aurais eu beaucoup plus de difficultés à atteindre une telle situation. Cela n'aurait pas été impossible (il y a plein de gens issus de groupes sociaux défavorisés qui parviennent à transformer leurs conditions d'existence), mais les obstacles auraient été tout simplement beaucoup plus importants.

Les systèmes d'oppression ne relèvent pas de l'intention des acteurs, mais de structures sociales, de représentations collectives, de pratiques, de normes, d'institutions, de préjugés qui reproduisent et maintiennent ces systèmes de privilèges. C'est pourquoi il n'est pas question d'accuser et de culpabiliser les individus comme s'ils étaient personnellement responsables de cette situation. Or, il est normal que certaines personnes aient peur et refusent de reconnaître ce phénomène dans un premier temps, car cela risquerait de leur faire perdre certains avantages qui découlent de leur position privilégiée au sein du système. Ils croient alors qu'ils risquent de perdre leur pouvoir, leur statut, voire leur « identité », d'être déclassés, bref de baisser dans les rangs de la hiérarchie sociale, alors qu'il s'agit en fait de redistribuer le pouvoir plus largement entre les groupes et les individus, afin d'éliminer les discriminations non nécessaires et nuisibles en termes de race, genre, classe, âge, handicap, etc. Il ne s'agit pas de dire que l'homme blanc hétérosexuel est par essence mauvais et qu'il n'a pas le droit de s'exprimer, et dans les faits il s'exprime plus souvent que la majorité des personnes d'ailleurs! Il ne s'agit pas non plus d'idéaliser les individus issus des groupes opprimés comme des personnes parfaites et hors de tout reproche. Ce serait retomber dans une vision essentialiste, simpliste et enfantine qui évacue les complexités du réel.

Que doit faire l'homme blanc hétérosexuel dans ce cas? Premièrement, reconnaître que certaines caractéristiques issues de son appartenance sociale lui donnent des avantages, des pouvoirs, et donc une responsabilité de ne pas vouloir préserver ces privilèges à tout prix. Cela ne veut pas dire qu’il faut continuellement s'excuser d'exister, devenir pauvre, humble et exprimer ses voeux de chasteté. Nulle angoisse de castration ici. Cela signifie plutôt reconnaître qu'il y a des inégalités structurelles, non simplement la domination de l'État canadien sur le Québec ou la domination d'une élite économique sur la majorité sociale, mais des inégalités structurelles au sein de la société, du peuple et de la nation, qui sont irréductibles à ce que le nationalisme et le socialisme identifient communément. Deuxièmement, il faut combattre les préjugés et les croyances qui stipulent que les systèmes d'oppression seraient un mythe, une idéologie qui relèverait d'une pensée « gauchiste multiculturaliste postmoderne » (étiquette horrible, digne de l’islamo-gauchisme ou du complot judéo-bolchévique), attitude qui contribue à invisibiliser ces injustices et à discréditer les personnes qui remettent en question certaines formes d'oppression.

Troisièmement, il faut rester attentifs à ce genre de disparités dans nos relations interpersonnelles et nos actions, afin de laisser davantage de place à des voix, des perspectives et des sensibilités différentes et parfois marginalisées. Ne pas sombrer dans le relativisme et croire béatement que tout ce qui vient d'Autrui est « bon en soi », mais initier une discussion sérieuse avec son interlocuteur en reconnaissant la légitimité de sa perspective. Bref, développer une éthique de la discussion, et surtout une éthique de la responsabilité, non pas de compassion mais de solidarité active, afin de devenir de véritables alliés des gens et des groupes qui luttent pour l'émancipation contre de multiples systèmes de domination. Ne pas opposer de manière binaire, dogmatique et sectaire socialisme et féminisme, indépendantisme et anti-racisme, mais analyser, comprendre et essayer de dépasser l'intrication des systèmes de pouvoir pour s'assurer que la libération ne soit juste pour les hommes blancs, les femmes, les autochtones ou les personnes racisées, de façon exclusive (soit l’un, soit l’autre), mais une libération pour tout le monde. Cela est d’autant plus important que le nationalisme de tendance souverainiste souhaite initier une révolution politique qui risque de reconduire des systèmes d’oppression si elle n’entreprend pas de les surmonter activement dès maintenant. Comme le soulignait Marx dans sa critique de La philosophie du droit de Hegel (1843):

« Ce qui est, pour l'Allemagne, un rêve utopique, ce n'est pas la révolution radicale, l'émancipation générale et humaine, c'est plutôt la révolution partielle, simplement politique, la révolution qui laisse debout les piliers de la maison. Sur quoi repose une révolution partielle, simplement politique ? Sur ceci : une fraction de la société bourgeoise s'émancipe et accapare la suprématie générale, une classe déterminée entreprend, en partant de sa situation particulière, l'émancipation générale de la société. Cette classe émancipe la société tout entière, mais uniquement dans l'hypothèse que la société tout entière se trouve dans la situation de cette classe, qu'elle possède donc ou puisse se procurer à sa convenance par exemple l'argent ou la culture. »

Aujourd’hui, une révolution radicale ne peut faire abstraction des systèmes d’oppression en termes de classe, sexe et race. Si libération il doit y avoir, si l’institution d’un nouvel ordre social, politique et économique doit survenir, celle-ci doit veiller à ne pas reproduire la domination d’une minorité sur le reste de la société. Si nous devons formuler un slogan pour résumer notre tâche historique, ce serait « socialisme, indépendance et émancipation intégrale ». Le fait de rejeter l’un ou l’autre de ces piliers mènerait à une libération partielle, mutilée, qui laisserait debout les piliers de la maison.

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