Le véganisme comme pratique ascétique critique

S’il y a un retour de l’ascétisme aujourd’hui, c’est bien sous la forme du véganisme. Bien que l’ascétisme revêtit jadis des formes religieuses, son contenu moral et symbolique traverse les époques et les cultures, des sociétés traditionnelles à la modernité tardive. Du grec ancien askêsis qui signifie « exercice », il s’agit avant tout d’une discipline volontaire du corps et de l’esprit, visant à atteindre un certain degré de perfection, notamment par l’abnégation ou le renoncement à une pratique jugée immorale ou impure. Cet exercice spirituel de purification, qui peut avoir des effets bénéfiques sur le corps et la santé, tout comme des conséquences pathologiques en cas d’excès, doit être compris à notre époque comme une quête de sens au sein d’un monde orienté vers l’efficacité maximale. La production industrielle de viande, qui amène des contre-finalités sur le plan éthique, social et environnemental, est directement responsable de la montée d’une pratique qui vise à changer le système par une conversion personnelle, un nouveau mode de vie. Le véganisme cherche à remplacer la domination de la rationalité instrumentale sur l’animal par le contrôle de soi, c’est-à-dire à substituer les relations de pouvoir sur les êtres vivants par le « souci de soi ». L’ascétisme est précisément cet exercice d’auto-limitation comme maîtrise de soi, comme dit Foucault : « Et le bon souverain est précisément celui qui exerce son pouvoir comme il faut, c’est-à-dire en exerçant en même temps son pouvoir sur lui-même. Et c’est le pouvoir sur soi qui va réguler le pouvoir sur les autres »[1].

Si le véganisme apparaît d’abord comme une stratégie individuelle de changement social, nul ne peut nier qu’il s’agit maintenant d’un phénomène social, dont la généralisation indique une métamorphose des mœurs, non seulement au niveau d’une moralisation de l’alimentation, mais également d’une politisation du système de consommation et de production de la nourriture qui repose sur l’exploitation généralisée. Loin de moi l’idée de condamner, à l’instar de Nietzsche, l’idéal ascétique qui serait contraire à la « vie », car l’existence humaine ne peut pas reposer indéfiniment sur la négation du non-humain. Mais il semble tout de même y avoir une certaine résurgence de la religiosité, sous une forme séculière, laquelle incarnerait aujourd’hui la « grande santé », une nouvelle idée de la vie bonne ou heureuse. S’agit-il d’une forme fausse ou réifiée de l’alimentation parfaite comme symbole d’une vie réussie ? À l’inverse, je crois que le véganisme est une négation pratique de l’alimentation aliénée, c’est-à-dire du système social qui reproduit mécaniquement l’être sensible transformé en chose à consommer. En ce sens, il s’agit bien d’une quête de résonance dans son assiette. Si Kierkegaard était toujours vivant, il y verrait sans doute une synthèse du stade esthétique, éthique et religieux comme voie de perfectionnement de l’existence alimentaire. Je mange donc je suis, manduco ergo sum. Cela peut bien sembler étrange, mais Nietzsche serait sans doute d’accord ; lorsque Zarathoustra rencontre le mendiant volontaire, ce dernier lui répond : « Si nous ne retournons en arrière et ne devenons comme les vaches, nous ne pouvons pas entrer dans le royaume des cieux. Car il y a une chose que nous devrions apprendre d’elles : c’est de ruminer. »[2]

[1] Michel Foucault, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », Dits et Écrits. Tome IV, texte n°356, 1984. Disponible à l’adresse suivante : http://1libertaire.free.fr/MFoucault212.html
[2] Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1903. Le Mendiant volontaire. Disponible à l’adresse suivante : https://fr.wikisource.org/wiki/Ainsi_parlait_Zarathoustra/Quatri%C3%A8me_partie/Le_mendiant_volontaire

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